De l'autre côté du miroir
Le film de Soderbergh est d'une beauté crépusculaire et pose plusieurs questions complexes et magnifiques.
Dans le monde qui est le notre (la Terre), la pluie tombe sans discontinuer et renvoie chaque individu à son incommensurable solitude. Le film ne triche pas avec son sujet. Il pose dès les premières images l'individu (le Docteur Kelvin assis sur son lit) au centre de toutes les préoccupations et s'interroge sur ce que Kundera nommera "L'insoutenable légèreté de l'être".
Que Kelvin-Clooney soit un psy ne doit rien au hasard : le film s'articule en effet sur l'idée d'une psychanalyse contrainte générée par la planète Solaris. S'il en était besoin, la poignée de porte tenue par Rheya lors de leur première rencontre dans le train nous mettrait sur la voie : seule la serrure en est visible, et la valeur symbolique de la clef attendue est moins sexuelle (pour elle) qu'intellectuelle (pour lui). Car ce sont des efforts de Kelvin pour chercher en lui-même la solution à la longue crise existentielle qu'il traverse que dépendra la possibilité qu'apparaisse, ou non, une solution libératrice.
Le rêve, ici, servira de vecteur à l'ensemble du processus.
Son interprétation n'est-elle pas, selon Freud, la "voie royale de la connaissance de l'inconscient" ? (Cinq leçons de psychanalyse).
Il ne fait plus aucun doute en effet que le rêve constitue le moyen le plus naturel mis à la disposition de chacun pour résoudre ses conflits intérieurs. Il est donc logique que la planète s'en serve pour générer ses propres "visiteurs", tout à la fois copies conformes d'êtres existant ou ayant existé et matérialisation parfaite d'un trauma personnel qui hante et perturbe chaque scientifique de la station orbitale (et par extension, chaque individu).
La nature de ces "visiteurs" inattendus, dont l'existence est très exactement limitée aux souvenirs de celui qui les génère, ne fait donc aucun doute : il s'agit bel et bien de la manifestation inconsciente d'un des problèmes psychiques qui, depuis plus d'un siècle, font le bonheur des disciples de Freud (Le Dr Gordon ne s'y trompe pas : Rheya (le visiteur) "est un miroir de votre esprit et vous fournissez la formule" dit-elle à Kelvin. "You are sick !").
En dépit des efforts qu'il accepte de faire pour vivre (apparemment) normalement au milieu de ses semblables, le docteur Chris Kelvin est en effet malade, et il souffre (il se coupe le doigt dès les premières scènes, symptôme d'un mal beaucoup plus profond qu'il parviendra à résorber dans la scène-miroir finale).
L'objectif poursuivi par la planète Solaris en faisant se matérialiser ces "visiteurs" au sein du vaisseau est évacué en quelques phrases au cours du "rêve" de Gibarian : "Pourquoi Solaris devrait-elle vouloir quelque chose ?" dit-il. " Il n'y a pas de réponses. Il n'y a que des choix". Ces choix, ce sont ceux que devront faire les patients mis en présence de leur "noeud" traumatique personnel.
Quatre possibilités s'offrent à eux et toutes sont explorées par le film :
1. le patient refuse catégoriquement d'admettre son mal, il est dans le déni de sa souffrance et des possibilités d'y remédier. Son trauma s'avère évidemment le plus fort. Le patient en meurt. C'est Snow.
2. le patient admet son mal, il reconnaît l'existence d'un trauma mais ne peut en supporter ni le poids ni la souffrance qu'il implique. Il choisit la fuite dans la mort volontaire. C'est Gibarian.
3. le patient reconnaît pleinement son mal. Il est capable de dresser une froide analyse de ses conséquences ("dépression, insomnie, troubles obsessionnels compulsifs, asthénie, agoraphobie, refoulement"). Mais il décide de lui faire face, de le combattre pied à pied, non pour le dépasser, mais pour le vaincre avec des armes conventionnelles (en termes médicaux : une thérapie médicamenteuse). Le patient n'en sort pas guéri, mais il redevient apte à (sur)vivre en société.
C'est la perspective grise, morne et pathétique de cette vie qui attend le Dr Gordon à son retour sur Terre après la "destruction" de son "visiteur" sur le vaisseau
4. et c'est cette perspective que refuse finalement Chris Kelvin en explorant l'unique issue raisonnable qui s'offre au patient : celle d'une psychanalyse complète, à la fois douloureuse (longue scène de divagation sur le lit-divan de sa cabine) et rédemptrice (sa guérison a fait disparaître toute trace de souffrance, il se coupe, il n'en reste rien).
La démarche de Kelvin ne va pourtant pas de soi. Il refuse dans un premier temps d'admettre le sentiment de culpabilité qui le harcèle et, par un acte de lâcheté (il expédie la première Rheya dans l'espace, lui déniant toute existence), ne parvient finalement qu'à le réactiver.
Il devra alors aller explorer dans ses rêves-souvenirs toutes les facettes de sa relation avec Rheya pour trouver la clef d'une possible guérison (il descend en lui-même avec elle, dans l'ascenseur, et la main qui tenait auparavant une poignée de porte prend la sienne). "Depuis ta mémoire, tu contrôles tout" lui explique Rheya.
À l'issue du long processus qui fera précisément remonter ses souvenirs refoulés à la surface, Kelvin pourra affirmer qu'il ne croit pas "qu'on soit prédestinés à revivre notre passé".
La guérison est proche : "On peut choisir une autre voie" ajoute-t-il. " J'ai l'occasion de corriger mes erreurs".
Il pourra dès lors affronter et dépasser son trauma : " La seule chose que je vois, c'est toi" dit-il à son épouse suicidée.
Réponse du trauma au patient :" Pour toi et moi, il faudrait une sorte d'arrangement, une sorte de convention tacite". Ce qui est très exactement ce à quoi une psychothérapie réussie se doit d'aboutir.
En même temps, si le film n'était que cela, il ne serait qu'une amusante et virtuose illustration du pouvoir de la psychanalyse sur nos esprits (et pour un psy, ce serait bien la moindre des choses à admettre). Mais en acceptant sa propre faiblesse, Kelvin ne va pas seulement dépasser son trauma et résorber son sentiment de culpabilité initial, il va aller beaucoup plus loin.
Gibarian a clairement exposé la nature de l'existence humaine : "Notre enthousiasme est une façade, nous ne cherchons pas d'autres mondes, nous cherchons des miroirs".
La vie sur Terre exige de faire, continue Kelvin, "l'effort de sourire, de se lever, d'exécuter les millions de gestes qui la composent", dressant le portrait d'une existence parfaitement automatique et creuse qui évite de reconnaître sa propre fragilité et son terme : la mort.
En accédant au monde de l'inconscient, Kelvin se déplace au-delà des limites généralement admises sur Terre par les mortels. Il n'est pas seulement devenu inadapté au réel, il le sublime. Et, refusant de suivre Gordon sur Terre, il prend la courageuse décision de ne plus se regarder dans le miroir mais de passer, comme le personnage de Lewis Carroll, de l'autre côté (le vaisseau traverse l'océan photoplasmique qui recouvre la surface de Solaris et Kelvin retrouve l'enfant-Dieu-lapin qui lui avait échappé).
Dans cet univers totalement apaisé auquel il accède ("tout ce que nous avons fait est pardonné" lui dira Rheya), les limites entre conscience et inconscience se brouillent, les frontières entre présent et passé disparaissent, la différence entre la vie et la mort se dissout d'elle-même (la troisième chose que Rheya tient en main est un poème de Dylan Thomas qui s'achève par ces mots : "And death shall have no dominion", "Et la mort n'aura pas d'empire").
"Suis-je vivant ou mort ?" demande logiquement Kelvin dans la scène finale.
"Nous n'avons plus besoin de penser comme ça" lui répond simplement Rheya.
Les uns ont besoin des autres, qu'ils soient mort ou vivants. Nul ne peut plus jurer de la réalité de sa propre existence. Gibarian demande d'ailleurs à Kelvin lequel des deux peut prétendre être le visiteur de l'autre, et il n'est pas exclu que Kelvin soit effectivement devenu le visiteur d'une Rheya décédée, puisqu'il découvre en se coupant qu'il est lui aussi capable de se régénérer, sorte de mise en abîme étourdissante.
Le film pose donc , in fine, l'inévitable question de l'existence de Dieu (un Dieu-enfant qui tend la main, comme de juste). Soderbergh choisit d'explorer ici une hypothèse fascinante.
Si l'être humain apparaît en effet comme infiniment négligeable au sein du Cosmos, il est, de par son existence, le vecteur d'une volonté supérieure qui ne peut malgré tout se réduire à Dieu (les convives s'interrogent sur son existence au cours d'un repas boudé par la future ex-épouse).
On pensait jusqu'à présent qu'il n'y avait que deux possibilités :
1. la vie est apparue d'elle-même par le hasard des lois universelles
2. Dieu est à l'origine de toutes choses.
Solaris propose une troisième voie synthétique :
3. Dieu donne la vie, à condition qu'elle se manifeste.
Autrement dit, tout seul Dieu ne peut rien. La volonté d'existence ne se trouve que dans l'Homme, qui détient tout à la fois les clefs de sa propre création et les clefs du mystère qu'il fait naître.
Solaris, lui, se pose sans aucun doute comme l'un des plus grands et des plus exigeants films de l'Histoire du cinéma.