samedi 16 mars 2013

La guerre des mondes (french)





Cet autre qui sommeille en nous


Etrangement, "La guerre des mondes" de Steven Spielberg laisse au spectateur un inconfortable sentiment de malaise, de noirceur assumée. Comme le "Prometheus" de Ridley Scott et, nous le verrons, pour des raisons assez semblables, il diffuse une sorte de désespérance, il sème le trouble, il semble receler dans ses plis une abomination indicible à peine atténuée, pour le premier, par l'intervention d'une "happy end" d'ailleurs sans véritable joie.

Notons pour commencer l'incroyable profusion dans le film des plans qui cadrent des reflets  : reflets dans les vitres, dans les vitrines et, bien sûr, dans les miroirs. Il s'agit des premiers indices laissés par le réalisateur pour décrypter "La guerre des mondes". Le reflet ne renvoie pas uniquement une image, il délimite un espace. Il trace une frontière entre deux mondes : celui des extra-terrestres et celui des humains. En renvoyant l'image de celui qui s'y regarde dans un espace circonscrit (le sien), le reflet possède une fonction rassurante. Dans les premières scènes de rue qui mettent en scène la sortie des tripodes, les exemples abondent : spectateurs réfugiés dans un magasin et séparés des aliens par une vitrine dans laquelle se reflète leur image inquiétante, première attaque vue à travers l'écran d'une caméra numérique, etc. Lorsque, plus tard, les personnages seront en proie au doute ou au découragement, leur reflet dans une vitre leur rappellera qu'ils vivent dans un espace clos et protégé, avec leurs semblables, et qu'ils sont par conséquent situés en dehors de la menace qui semble peser sur le monde. Cette fonction est d'ailleurs explicitée par Rachel, la fille de Ferrier, durant la première scène de voiture. Alors que la tension est à son comble, Rachel, sur les conseils de son frère, "s'enferme" dans l'espace délimité par ses deux bras pour retrouver son calme. Plus tard, dans la cave, elle se laissera couvrir les yeux et les oreilles pour éviter de voir et d'entendre. L'autre, en effet, est perçu comme une menace. Se soustraire à l'espace qu'il occupe, s'est se soustraire à la menace. Nous y reviendrons.


Dans ce domaine, les aliens ne se révèlent pas différents des humains. Comme l'explique Ogilvy-Tim Robbins dans la cave, ils viennent pratiquer une "extermination", c'est-à-dire un monde dans lequel l'autre (l'humain) aura totalement disparu. A ce titre, la scène du serpent-caméra dans la cave est très éclairante. Alors que les personnages s'évertuent à éviter d'être aperçus, un bruit met le serpent sur leur piste. C'est finalement en opposant un miroir à l'intrus que celui-ci, découvrant sa propre image, se rassure définitivement sur l'innocuité des lieux. Scène suivante : les aliens viennent prendre possession de cet espace qu'ils s'imaginent vide, c'est-à-dire libre de toute occupation étrangère (autrement dit humaine). C'est aussi parce qu'ils auront perdu la protection que leur confère leur "bouclier" que les tripodes deviendront, à la fin, vulnérables aux armes humaines.




Car, bien entendu, si le reflet renvoie une image en théorie rassurante, sa disparition va susciter une vive et compréhensible inquiétude. Le support du reflet (vitre, vitrine, miroir) est fragile. Il suffit qu'il casse pour que l'harmonie se brise avec lui. La première vitre est brisée par Ferrier lui-même. Il lance une balle de base-ball dans la vitre de sa remise. Sa tentative (maladroite) de créer du lien avec son fils aboutit au résultat inverse de celui espéré. Robbie vient de le qualifier de "connard". Ferrier apparaît au centre du trou créé par la balle. Il est isolé, impuissant, mis à l'écart du groupe. 
Les choses se passent (légèrement) mieux à l'arrivée dans la maison de l'ex-épouse. Malgré la tension, en raison du refus des enfants de manger, Ferrier jette la tartine au beurre de cacahuète contre la vitre, mais celle-ci ne rond pas, confirmant l'existence du lien qui les unit. La tartine dégouline (comme ses vaines tentatives) le long de la vitre, près du reflet du père. La foule des réfugiés va, en revanche, briser le pare-brise de la voiture et faire voler cette protection en éclat. Dans la cave, juste avant la scène paroxysmique du meurtre, c'est par une fenêtre brisée que passe le sang vaporisé par les aliens. Ogilvy en sera barbouillé et basculera dans la folie.



Traverser un support, une frontière, passer d'un monde à l'autre, transgresser un espace laisse une trace ou peut s'effectuer à travers un orifice de forme arrondie, de préférence. Exemples : la trouée circulaire dans le ciel ténébreux du début, le trou laissé par la foudre propulsant les capsules sous la terre, la balle de base-ball dans la vitre, le trou du pare-brise agrandi à mains nues par un réfugié, le tourbillon à la surface du fleuve annonçant la sortie d'un tripode, le tunnel creusé par Ogilvy pour rejoindre une hypothétique résistance, l'impact du bras d'un tripode dans un pare-brise, la "bouche" vulvaire du même tripode avalant ses victimes, le tunnel conduisant à la scène finale, l'orifice du vaisseau laissant apparaître un alien moribond, etc.
Le trou est une rupture. C'est le point de passage entre deux mondes. C'est à travers lui que le contact peut s'établir.




Or, la présence d'un autre (ou de plusieurs autres) dans le même espace vital est perçue comme une menace. Le premier réflexe des personnages consiste donc à fuir un espace donné brusquement occupé par un intrus pour un autre, encore libre. La nature funeste des aliens ne fait aucun doute (ils tuent, ils exterminent, ils utilisent les humains comme engrais). Il a déjà été noté ailleurs les rapprochements évidents entre la Shoah et les méthodes utilisées par les aliens (pluie de vêtements, rivière où flottent des cadavres, etc). Mais Spielberg va beaucoup plus loin et profite de l'occasion qui lui est donnée de parler du mal. Non de celui qui vient d'ailleurs, mais de celui qu'il explore en nous. Les aliens fonctionnent ainsi comme un simple prétexte permettant d'analyser les rapports que les humains entretiennent les uns avec les autres. La présence de cet autre passe ainsi, au mieux, d'une surprise à un désagrément, puis à une véritable menace. Elle ne laisse pas indifférent.

Ferrier est le pivot de cette mécanique. Semblable à un alien dans son tripode, il apparaît dès les premières images du film dans sa grue surplombant le port et la ville. Son parcours va progressivement le conduire, par étapes, jusque sous la terre pour y assumer le rôle atroce que l'on croyait réservé aux envahisseurs venus d'une autre planète (dont le parcours, on le sait, commence précisément sous terre).



Son patron lui reproche de ne pas faire d'heures supplémentaires. Son ex-épouse lui reproche d'arriver en retard, de ne pas porter le valise, de n'avoir pas pensé à remplir le frigo. Son fils l'insulte. Son mécanicien l'engueule et tente de le faire descendre de voiture. Sa fille lui reproche de lui faire peur, d'ignorer ses goûts, de ne pas savoir s'y prendre avec elle. Son fils lui reproche son égoïsme infantile. Les réfugiés l'assomment, lui volent son véhicule. Ogilvy lui reproche sa lâcheté et finit par menacer sa sûreté et sa vie. Ferrier apparaît ainsi comme un homme totalement perdu, incompris, pour qui les autres sont une énigme, une gêne, une source de douleur. L'autre pose continuellement problème ("L'enfer, c'est les autres", J.P. Sartre, Huit clos).



De victime potentielle, chargé de défauts, Ferrier-Tom Cruise va devenir au final le bourreau de sa propre espèce et boire le calice de sa nature humaine. La scène de la cave se révèle à ce titre bouleversante. Ferrier y amène sa fille Rachel après l'avoir soustraite aux mains de réfugiés qui voulaient l'arracher à l'arbre auprès duquel il lui avait demandé de l'attendre. Juste avant le meurtre, la cave est inondée, mais la surface miroitante de l'eau dormante ne renvoie cette fois aucun reflet. En se rendant auprès d'Ogilvy pour le tuer, Ferrier trouble cette surface, assurant non plus un passage brutal (une brisure) d'un monde à l'autre, mais un mélange entre ces deux mondes. Le mal, désormais, s'est répandu partout. Chose troublante, pour "préserver" Rachel et l'empêcher d'être témoin du meurtre, c'est à elle qu'il bande les yeux avec un bandeau noir. Bien entendu, on ne réserve ce sort qu'aux futures victimes d'une exécution, jamais aux témoins. Et c'est précisément de cela qu'il s'agit. Juste après le meurtre, Rachel vient se pelotonner dans les bras de son père, créant un nouvel espace supposé sûr contre les autres. Or Spielberg laisse entendre que cet autre est non seulement un meurtrier, mais un monstre en puissance.
Dans la scène qui suit, on retrouve le couple allongé sur le canapé. Le serpent-caméra (re)fait son apparition. Rachel ouvre les yeux et c'est en découvrant sa propre image dans l'oeil de la machine qu'elle se met à hurler.  L'arbre, le serpent, le couple. Sans reconnaître explicitement l'acte sexuel, Spielberg suggère qu'il est possible.


L'attitude ambiguë d'Ogilvy envers Rachel l'avait déjà laissé entendre. L'affection soudaine de Ferrier envers sa fille vient le confirmer. Rien n'est montré (si ce n'est une alarmante succession de trous)  mais tous les éléments sont là. Le thème, on s'en souvient, était déjà à la source du précédent opus avec Tom Cruise : Minority Report.

Ferrier s'empresse d'ailleurs de décapiter le serpent pour effacer le témoin gênant de son désir (ou de son acte) incestueux et immoral. Il le castre et se castre symboliquement, refusant d'assumer sa nature. Ce constat de schizophrénie évoqué par Ferrier lui-même sur le ton de la plaisanterie au début du film ("Mon frère et moi, à nous deux, on sait tout") s'avère finalement fondé. Le miroir, en dernier lieu, projette l'image d'un double méconnaissable et maléfique qui sommeille en chacun de nous : c'est le reflet spectral de Ferrier couvert des cendres des victimes lorsqu'il revient chez lui, c'est l'image monstrueuse de Rachel dans l'oeil du serpent.
Rachel s'enfuit. Le paradis apparaîtra juste après comme un enfer rouge colonisé par le mal.
Ayant compris la nature du monde, elle assiste, impuissante, à sa propre capture, victime innocente d'un châtiment supplémentaire. Elle n'aura plus un regard pour son père.

Pour Spielberg, l'autre, en tant qu'individu monstrueux, ne vient pas d'un autre monde. Il est en nous.
Et l'histoire du XXème siècle, qui n'est pas avare en exemples, ne lui donnera sûrement pas tort.