vendredi 20 décembre 2013

Le seigneur des anneaux (french)

      



                         Treize mois de quête : l'annus horribilis


L'oeuvre de Peter Jackson s'est hissée, par son inventivité visuelle, au rang des grandes réussites artistiques de la décennie 2000. Il est donc devenu délicat de se pencher sur elle. Et ce pour au moins quatre raisons :
1) toute analyse critique est susceptible de ruiner la "magie" que le film s'efforce précisément de construire et sur laquelle repose en partie son succès,
2) le film s'appuie sur une base romanesque solide qui véhicule d'abord les idées de J.R.R. Tolkien (l'auteur du livre original, sur lequel nous n'avons pas à parler),
3) P. Jackson transforme cette narration en mythe en y insufflant ses propres préoccupations,
4) P. Jackson n'est pas Spielberg, son bébé lui échappe et se construit parfois en dehors de tout contrôle conscient, donnant naissance à une créature étrange qui porte en elle les contradictions de plusieurs volontés distinctes (Tolkien/Jackson) sans jamais parvenir à les résoudre.

Nous ne nous attarderons pas sur le contexte médiéval-fantastique ni le prétexte narratif du film : un groupe de personnages dissemblables qui unissent leurs forces pour faire disparaître un anneau maléfique capable de conduire le monde à sa perte.



La lecture au premier degré d'une telle intrigue n'apporte, au mieux, que la confirmation d'un code moral chevaleresque brassant des vertus usées jusqu'à la corde (union, respect, fraternité, vaillance, espérance, courage, opiniâtreté et ténacité, mais aussi -nous verrons comme ce point est important- chasteté) ainsi que la prégnance de souvenirs traumatiques issus d'une histoire mondiale marquée par le sauvetage in-extremis des démocraties alliées face aux dictatures ( le livre "Le seigneur des anneaux" sort dix ans après la fin de la 2nde guerre mondiale).

Prenons pour point de départ une scène à priori sans importance qui permettra de mesurer les difficultés interprétatives qui s'annoncent : au début du film, le magicien Gandalf et le Hobbit Bilbon fument ensemble la pipe peu avant la cérémonie d'anniversaire.


Bilbon fait un rond de fumée très réussi, Gandalf, qui se pique de faire mieux, souffle un splendide navire de fumée voguant à travers la nuit.
Un premier niveau d'interprétation laisse entendre que :
   - le rond de fumée symbolise l'anneau que Bilbon conserve en secret dans sa poche,
   - le navire de fumée préfigure le véritable navire qui emportera Bilbon vers l'inconnu - la mort - dans la scène finale du "Retour du roi".

Un deuxième niveau d'interprétation nous rappelle que Gandalf et Bilbon partagent une histoire commune (celle que nous conte laborieusement la trilogie suivante de Jackson, "Le Hobbit") mais aussi une complicité qui se passe aisément de paroles : entre adultes, l'évocation du sexe n'est jamais loin. Bilbon, dont on fête le 111ème anniversaire, se vante d'être resté vert et bien portant, laissant entendre qu'il n'a rien perdu de ses capacités physiques, donc sexuelles, une capacité qui fait l'émerveillement de Gandalf. Celui-ci s'empresse donc de montrer à son challenger qu'il n'est pas en reste et possède des capacités sexuelles équivalentes, voire supérieures.

Il est, à ce titre, troublant de constater à quel point Le seigneur des anneaux dessine un univers submergé par les mâles (hommes, elfes, nains, créatures diverses), donc presque totalement dépourvu de femmes. Il est donc tentant d'explorer la piste d'un anneau pris dans son sens le plus courant, c'est-à-dire celui d'une union matrimoniale (mariage). Force est alors de constater qu'on ne sait rien des parents de Frodon, de l'épouse du Seigneur Elrond de Fondcombe, de celle du roi Théoden du Rohan ou de celle de l'intendant Denethor du Gondor. Ou que l'on ignore tout des épouses de Gimli, de Légolas, etc. En fait, cas unique et tout à fait extraordinaire, absolument aucun des personnages du film n'est en mesure de présenter sa conjointe. L'histoire prend bien soin d'effacer toute trace d'union avec une femme.

Si l'anneau symbolise le mariage, alors pour le couple Tolkien/Jackson le mariage représente indubitablement le mal.
Les occurrences de la forme géométrique circulaire le laissent clairement entendre : c'est la formation naturelle des orques autour des membres de la communauté dans les mines de la Moria (film 1), et encore lors du combat final devant la porte du Mordor (film 3), c'est la forme des ruines du Mont-Venteux sur lequel Frodon est blessé, c'est la fontaine elfique dans laquelle Frodon aperçoit avec horreur l'esclavage futur auquel le peuple des Hobbit sera soumis si l'anneau n'est pas détruit.

 

 


Impossible alors de ne pas constater que le Mal incarné, Sauron, est le seul à posséder et à pouvoir exposer des attributs à la fois mâle et femelle :
   - c'est le doigt qui porte l'anneau dans l'introduction générale,
   - c'est la tour de Barad-Dûr surmonté d'un oeil dont la forme évoque une incroyable vulve géante.
Dans cette optique (le mariage considéré comme le Mal), il devient naturel que Sauron possède les qualités des deux genres (ré)unis et qu'il s'en serve pour terroriser les créatures qu'il entend soumettre et lui résistent par leur célibat.


Cette interprétation, cependant, souffre de plusieurs défauts insurmontables :
   - comment interpréter le cercle formé par les membres des différentes communautés réunies pour décider du sort de l'anneau à Fondcombe, chez l'elfe Elrond ?
   - comment expliquer qu'après la victoire, Aragorn s'empresse de célébrer son union avec l'elfe Arwen ?
   - comment comprendre le mariage final de Sam Gamegie avec Rosie, la serveuse Hobbit ?

Revenons à la scène de la pipe.
Le navire de fumée soufflé par Gandalf ne se contente pas en effet  de voguer dans la nuit, il passe dans le cercle de Bilbon ou, si l'on préfère, il le traverse, suggérant cette fois un acte sexuel explicite. De là à conclure que les deux personnages ont, ou ont eu dans le passé, des relations physiques, il n'y a qu'un pas que l'on ne franchira pas, mais qui oblige à repenser l'ensemble du film.



Car dans l'univers chevaleresque créé par Tolkien et revisité par Jackson, les femmes n'apparaissent pas comme des compagnes potentielles. Les seules qui échappent à l'ostracisme général par l'importance que le récit leur accorde, sont au nombre de trois seulement  :
   - l'elfe Galadriel, une sorcière crainte pour ses pouvoirs,
   - l'elfe Arwen, une icône inaccessible, une noble dame du Moyen-Age  à laquelle Aragorn réserve un amour platonique et strictement courtois, dans le sens qu'il avait à cette époque,
   - la nièce du roi de Rohan Eowin, dont la nature féminine est contredite par sa volonté de participer au combat en se travestissant en homme.

Autrement dit, les personnages masculins du Seigneur des anneaux n'ont, pour soulager leurs pulsions naturelles, qu'une seule alternative : espérer, à la façon des chevaliers d'autrefois, conquérir le noble coeur d'une dame (sans même être assurés d'assouvir leurs désirs, ou alors dans un cadre légal très strict, afin de s'assurer une descendance, cas d'Aragorn et d'Arwen), ou succomber à l'évidente tentation d'une relation homosexuelle.
Tolkien/Jackson nous préviennent qu'il n'y a pas d'autre choix possible.



Il nous faut désormais nous pencher sur le cas du héros principal de l'histoire : Frodon Sacquet.
A bien des égards, Tolkien/Jackson suggèrent que les Hobbits sont, du fait de leur taille mais aussi de leur façon de vivre, de leur bonhomie naturelle et de leur  naïveté, des enfants. Les autres peuples, lorsqu'ils entendent les railler, ne les qualifient-ils pas des semi-hommes ?
Si Frodon apparaît comme un garçon mûr et raisonnable, si Sam se pose en indéfectible compagnon de route, Merry et Pipin sont réputés pour leurs tours pendables, dignes de chenapans. La quête initiatique qui va mener Frodon des coteaux verdoyants de la Comté aux reliefs décharnés du Mordor sera bien entendu l'occasion de faire passer tous ces enfants à l'âge adulte et, par conséquent, de déterminer leur préférence sexuelle.

Notons à cet égard l'importance dans cette quête du rôle joué par Gandalf.
Le magicien s'impose très vite comme un père de substitution bienveillant et crédible : c'est dans ses bras que Frodon se jette dans l'une des premières scènes du film, c'est lui qui offre ses conseils, lui qui oriente, qui persuade, qui guide la communauté. Il est le détenteur de l'Histoire de la Comté (accès aux archives), il est doté d'une canne (objet phallique) qui lui confère des pouvoirs magiques et, à l'occasion, il se fâche et sévit (il tire les oreilles de Pipin et Merry et les oblige à faire la vaisselle après un chapardage). Sa disparition dans les mines de la Moria prive donc les Hobbits de la lumière qui éclairait leur chemin et les plonge dans l'obscurité des forces du Mal (où le noir domine tout).


Au cours de ce long périple, l'intégrité physique de Frodon sera mise à mal à cinq reprises.
Il subit :
   - 3 blessures par pénétration (2 réussies : l'épée du roi-sorcier Angmar sur le Mont Venteux, le dard empoisonné de l'araignée Arachne, 1 avortée : la lance d'un troll dans les cavernes de la Moria, qui aurait pu, précise le nain Gimli, "traverser un sanglier"),
   - une tentative d'ingestion (la pieuvre géante à l'entrée de la Moria, dont la bouche ronde est cerclée de dents),
   - une amputation (l'index porteur de l'anneau, sectionné par les dents de Gollum sur la Montagne du Destin).

De ces épreuves, la première et la dernière seront déterminantes.
Toute pénétration (et elles sont nombreuses dans le film : celle de la communauté dans les mines de la Moria, celle du squelette dans le puits, celle de l'armée d'Uruk-hai dans les fortifications du gouffre de Helm) ouvre la voie à la manifestation des forces du mal et doit être logiquement interprétée comme un acte sexuel. Lorsqu'elle est subit, il est légitime de l'assimiler à un viol symbolique.
Le viol subit par Frodon influera sur sa libido et ses futurs préférences sexuelles (les caresses ambiguës qu'il prodigue à Sam au cours de ses épreuves ne laissent planer aucun doute sur ce point). Car si Frodon fait continuellement l'objet de convoitise, ce n'est pas seulement parce qu'il porte l'anneau, mais parce que cet anneau représente un attribut bien différent de l'Homme.

 

Dans cette perspective, le doigt de Sauron dans le prologue de la trilogie doit être réinterprété.
Sauron ne porte pas un attribut mâle (le doigt) et un attribut femelle (l'anneau) mais bel et bien deux attributs du même sexe. Et c'est précisément la raison pour laquelle, toute considération homophobe mise à part, il incarne le mal. Et c'est pourquoi, châtré par l'épée d'Isildur, il perd tous ses pouvoirs.

Frodon lui-même est rapidement confronté à l'alternative évoquée précédemment et doit se rendre à l'évidence : il n'est pas porteur de l'anneau, mais doté d'un anus (à l'étymologie très proche), objet de convoitise pour les uns, et de défiance pour lui-même.

Cette hypothèse une fois posée, le film atteint sa véritable dimension.
Le Mal multiplie les objets phalliques (tour de Sauron, tour de Saroumane, tour des Orques de Cirith Ungol, bras visqueux de la pieuvre, interminable cou des Nâzgul) et menace les peuples de la Terre du Milieu (encore un axe qui converge vers le centre) par une stratégie d'encerclement en forme d'anneau, donc d'anus (voir l'ensemble des formations maléfiques circulaires déjà notées).

Dans ce contexte, Peter Jackson transforme le simple périple initiatique de Frodon en une geste inouïe, un magnifique chemin de renoncement exigeant une exceptionnelle force de caractère. Car Frodon a compris depuis sa blessure la nature du mal qui le ronge. Semblable à un moine-renonçant du Moyen-Age, il décide de sublimer son homosexualité en se mettant, au prix d'épreuves répétées, au service d'une cause chevaleresque supérieure : une chasteté qui doit servir d'exemple au monde (rappelons-nous que l'union avec une femme n'est pas perçue comme issue possible).


Ne nous trompons pas, d'ailleurs, sur la nature des intentions de Sauron. La domination qu'il entend imposer au monde ne se fera pas par la force, en dépit des innombrables combats dont les trois films sont émaillés. Cette domination s'imposera d'elle-même si l'anneau n'est pas détruit. Comment ?
Les créatures immondes sorties des sous-sols infernaux d'Orthanc (la demeure du magicien Saroumane) en donne une idée parfaitement lumineuse. C'est au pied de la tour (le phallus), dans les parties souterraines de celle-ci (les bourses) que Saroumane fait accoucher des générations spontanées de monstres du même sexe. Ce qui menace le monde n'est donc pas l'anneau en soi, mais la perspective d'un monde dans lequel les relations entre créatures du même sexe conduiraient à une inévitable extinction naturelle de toutes les autres espèces.


Détruire l'anneau/anus, c'est donc échapper au destin (funeste) d'un monde où l'homosexualité ne serait pas la norme, ni même un devoir, mais une servitude entière et absolue.

Malgré sa volonté farouche et la noblesse de ses sentiments, Frodon ne pourra finalement échapper à la tentation qui le harcèle. Signalons que l'anneau procure, lorsqu'on l'insère, un étrange pouvoir d'invisibilité. Autrement dit, lorsqu'il est accompli, l'acte homosexuel plonge immédiatement son auteur dans la clandestinité (les autres ne peuvent plus/ne doivent plus le voir). C'est un tabou. Il se double, comme de juste à cette époque, d'un fort sentiment de culpabilité (l'oeil vulvaire de Sauron).
Parvenu au terme de son périple, Frodon succombe, enfile l'anneau et décide de le garder. Face à cette menace aux conséquences désastreuses pour le monde, Tolkien choisit la seule solution radicale qui s'impose : la castration.



L'anneau ne lui est pas en effet simplement retiré par Gollum, mais arraché à coup de dents avec l'index qui le porte, rappelant le sort de Saint Origène, un des Pères de l'église catholique, dont la rigidité de principe et de moeurs l'avait poussé à se castrer pour se soustraire à toute tentation.


L'avenir de (saint)-Frodon devenu eunuque est écrit à l'avance : il deviendra moine-copiste pour conter ses aventures.

A la castration de Frodon répond celle du Nâzgul dans le combat final devant Minas Tirith. L'ambiguïté, ici, est à son comble. Pour détruire le Roi-Sorcier, une lame (phallus) est introduite dans l'ovale noir (anus) de son visage, par une femme, Eowin, elle-même travestie en homme.

Les peuples (hommes) réunis ensemble font face, nous dit Tolkien, au mal nécessaire de leur attirance réciproque qui conduit à une impasse (c'est le cercle des différentes communautés réunies  à Fondcombe, chez l'elfe Elrond). Dépasser ce mal exige droiture et renoncement. Y renoncer, c'est exposer son esprit aux affres d'une lutte schizophrène et sans issue qui verra alterner les phases de refoulement et d'exaltation libidineuse : c'est le cas de Gollum.

Mais dès lors que l'anneau/anus est détruit et le monde débarrassé du dilemme dans lequel il était plongé, l'homosexualité ou le renoncement, l'amour (courtois pour Aragorn, charnel pour les Hobbits ayant atteint l'âge adulte) reprend naturellement ses droits.
Sam Gamegie qui, bien que porteur ponctuel de l'anneau, n'a jamais eu la tentation de l'enfiler, peut légitimement prétendre à la main de Rosie et dévoiler les perspectives du monde nouveau qui se construit : une abondante maternité (c'est l'ultime et splendide scène choisie par Jackson pour conclure sa trilogie, à l'image du ventre rond contenant l'humanité en germe dans La guerre du feu de Jean-Jacques Annaud -tiens, tiens- les enfants de Sam et Rosie sortent du ventre rond de la petite maison dans la Comté).



Le Seigneur des Anneaux se réclame donc d'une forte exigence morale, incarnée par Frodon, et dont l'écho sort tout droit d'un passé rigoriste qu'on croyait révolu. Il n'en a pas moins trouvé, de manière assez inexplicable, une oreille attentive chez nos contemporains.



lundi 12 août 2013

WALL-E (french)




                                      Space, sex and sun

Cette remarquable création, sortie des studios Pixar en 2008, surfe bien sûr sur la vague écologique, mais son véritable sujet est ailleurs. Une fois n'est pas coutume pour un film d'animation, le Wall-e d'Andew Stanton ne parle (presque) que de sexe.
Si le petit robot nettoyeur affiche 700 ans au compteur, il n'en demeure pas moins une machine dynamique et attachante à laquelle on a confié la tâche ingrate de compacter les déchets laissés par les humains sur la Terre, de les transformer en cubes et d'en dresser d'étranges pyramides, comme un enfant le ferait avec un jeu de construction. Wall-e n'en est pour l'instant qu'au stade anal : il pousse pour éjecter les cubes qui sortent de son ventre.


L'analogie de Wall-e avec un enfant ne s'arrête pas là. Wall-e collectionne des jouets, part chaque matin en emportant son petit sac à dos et se berce lui-même avant de s'endormir. Mais sa sexualité encore balbutiante n'en est pas moins en germe. Les pyramides qu'il battit sont autant de tours phalliques vertigineuses dressées vers le ciel, et le petit compagnon qui l'accompagne (le cafard), est un artefact muet et sympathique qui fait office d'objet transitionnel en l'absence de contact avec son propre créateur.

Wall-e hante en effet un monde inhabité d'où toute vie, donc toute sexualité, a disparu. Ce qui vaut pour la Terre vaut également pour le vaisseau spatial dans lequel les humains on trouvé refuge.
Incapables de se mouvoir sans le secours d'aéro-fauteuils en lévitation en raison de leur obésité, les descendants des habitants de la Terre ne peuvent avoir de relations sexuelles (il suffit de constater l'émoi que suscite le contact physique de leur main chez John et Mary, les humains avec lesquels Wall-e échange quelques présentations, pour s'en persuader). Dans cet univers spatial ultra-confiné où tout est programmé pour satisfaire des besoins superficiels et inutiles (loisirs et consommation de masse), où tous les jours se ressemblent, où toute initiative a disparu, le genre humain débilité et réduit à l'état de légumes obèses et solitaires a confié son existence et son avenir entre les mains de machines qui, sous prétexte de les servir, ont fini par les domestiquer et en faire des enfants. Si reproduction il y a, elle ne peut être qu'artificielle.
Les restes de cette sexualité désormais évaporée se retrouvent désormais à la décharge, comme l'indique le soutien-gorge dont Wall-e se couvre les yeux, ne sachant à quoi il peut servir.




La société Buy n Large qui affrète le vaisseau est pointé comme le premier responsable de ce désastre. Dans l'une des publicités qui vante encore ses services sur la Terre désertée, son président vante les voyages dans l'espace comme la promesse d'un hypothétique 7ème ciel aux accents sexuels évidents. Il s'agit donc bel et bien d'une trahison envers l'espèce humaine, qu'il suffit d'engraisser pour la maintenir éternellement à bord.

La découverte par Wall-e d'un germe vivant annonce l'arrivée du robot immaculé, très justement prénommé "Eve". Celle-ci (il s'agit évidemment d'un robot féminin) va permettre de rallumer la flamme (du briquet) d'une sexualité que les machines sont parvenues à nier, contraignant les humains à vivre dans le monde désincarné qui constitue leur sorte d'idéal robotique. Le but unique d'Eve : traquer une forme de vie naturelle et la ramener sur le vaisseau-mère afin de donner aux humains le signal de la recolonisation de la Terre. Elle accomplit sa tâche à merveille. A peine a-t-elle découvert le germe ramené par Wall-e, qu'elle se l'implante elle-même dans le ventre (ou plutôt l'utérus) et se met en veille.




Ramenée sur le vaisseau-mère, la blanche Eve sera allongée sur une civière, révélant un corps en forme d'oeuf de poule très caractéristique. Il ne s'agit pourtant que d'une étape préliminaire, Eve signifiant simplement qu'elle est désormais féconde, mais non fécondée (son "ouverture" devant le capitaine sera un échec, le germe ayant disparu, enlevé par l'assistant du robot-commandant Auto). Reste donc à passer à l'acte. L'amour naissant et provisoirement contrarié de Wall-e pour la belle Eve va permettre de concrétiser la chose.
C'est au cours de la sortie dans l'espace des deux robots, une scène d'amour magnifique, torride et incroyablement explicite, que Wall-e, pourvu d'un extincteur en guise d'appareil génital, fécondera sa compagne sous des flots de mousse carbonique. On notera que, sur Terre, Wall-e a déjà eu affaire à un extincteur trouvé dans une décharge, mais le fonctionnement de celui-ci ne lui était alors pas familier et cette première expérience éjaculatoire, brève et inattendue, s'est avérée déroutante pour le jeune robot. Cette fois, il va apprendre à le maîtriser en compagnie de sa partenaire.



A l'issue de cette sortie spatiale, le germe réintègre dans un premier temps l'utérus d'Eve avant d'être montré en exemple aux humains dans la grande salle du vaisseau et, comme on s'en doute, de donner des idées à nos congénères. Profitant en effet d'un instant où le vaisseau se met à giter, ceux-ci se laissent glisser les uns après les autres, avec un mélange de crainte et d'excitation, vers un point de rassemblement unique, et dans une configuration de débauche sexuelle et symbolique inédite ("John, annonce l'une des passagère à son futur partenaire, prépare-toi à avoir des enfants !").
Ce n'est qu'à ce prix que l'espèce humaine retrouvera enfin sa dignité et son statut (les premiers pas du commandant se font sur la musique d'Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, rendue célèbre par son utilisation dans 2001 : l'Odyssée de l'espace de Kubrick, lorsque les singes deviennent des hominidés).

La réappropriation de leur sexualité par les humains ouvre en effet la perspective d'une vie future sur la Terre de leurs ancêtres. Le cycle de la vie peut désormais commencer.







mercredi 24 avril 2013

Solaris (french)



De l'autre côté du miroir


Le film de Soderbergh est d'une beauté crépusculaire et pose plusieurs questions complexes et magnifiques.

Dans le monde qui est le notre (la Terre), la pluie tombe sans discontinuer et renvoie chaque individu à son incommensurable solitude. Le film ne triche pas avec son sujet. Il pose dès les premières images l'individu (le Docteur Kelvin assis sur son lit) au centre de toutes les préoccupations et s'interroge sur ce que Kundera nommera "L'insoutenable légèreté de l'être".





Que Kelvin-Clooney soit un psy ne doit rien au hasard : le film s'articule en effet sur l'idée d'une psychanalyse contrainte générée par la planète Solaris. S'il en était besoin, la poignée de porte tenue par Rheya lors de leur première rencontre dans le train nous mettrait sur la voie : seule la serrure en est visible, et la valeur symbolique de la clef attendue est moins sexuelle (pour elle) qu'intellectuelle (pour lui). Car ce sont des efforts de Kelvin pour chercher en lui-même la solution à la longue crise existentielle qu'il traverse que dépendra la possibilité qu'apparaisse, ou non, une solution libératrice.

Le rêve, ici, servira de vecteur à l'ensemble du processus.
Son interprétation n'est-elle pas, selon Freud, la "voie royale de la connaissance de l'inconscient" ? (Cinq leçons de psychanalyse).

Il ne fait plus aucun doute en effet que le rêve constitue le moyen le plus naturel mis à la disposition de chacun pour résoudre ses conflits intérieurs. Il est donc logique que la planète s'en serve pour générer ses propres "visiteurs", tout à la fois copies conformes d'êtres existant ou ayant existé et matérialisation parfaite d'un trauma personnel qui hante et perturbe chaque scientifique de la station orbitale (et par extension, chaque individu).
La nature de ces "visiteurs" inattendus, dont l'existence est très exactement limitée aux souvenirs de celui qui les génère, ne fait donc aucun doute : il s'agit bel et bien de la manifestation inconsciente d'un des problèmes psychiques qui, depuis plus d'un siècle, font le bonheur des disciples de Freud (Le Dr Gordon ne s'y trompe pas :  Rheya (le visiteur) "est un miroir de votre esprit et vous fournissez la formule" dit-elle à Kelvin. "You are sick !").

En dépit des efforts qu'il accepte de faire pour vivre (apparemment) normalement au milieu de ses semblables, le docteur Chris Kelvin est en effet malade, et il souffre (il se coupe le doigt dès les premières scènes, symptôme d'un mal beaucoup plus profond qu'il parviendra à résorber dans la scène-miroir finale).




L'objectif poursuivi par la planète Solaris en faisant se matérialiser ces "visiteurs" au sein du vaisseau est évacué en quelques phrases au cours du "rêve" de Gibarian : "Pourquoi Solaris devrait-elle vouloir quelque chose ?" dit-il. " Il n'y a pas de réponses. Il n'y a que des choix". Ces choix, ce sont ceux que devront faire les patients mis en présence de leur "noeud" traumatique personnel.
Quatre possibilités s'offrent à eux et toutes sont explorées par le film :

1. le patient refuse catégoriquement d'admettre son mal, il est dans le déni de sa souffrance et des possibilités d'y remédier. Son trauma s'avère évidemment le plus fort. Le patient en meurt. C'est Snow.




2. le patient admet son mal, il reconnaît l'existence d'un trauma mais ne peut en supporter ni le poids ni la souffrance qu'il implique. Il choisit la fuite dans la mort volontaire. C'est Gibarian.




3. le patient reconnaît pleinement son mal. Il est capable de dresser une froide analyse de ses conséquences ("dépression, insomnie, troubles obsessionnels compulsifs, asthénie, agoraphobie, refoulement"). Mais il décide de lui faire face, de le combattre pied à pied, non pour le dépasser, mais pour le vaincre avec des armes conventionnelles (en termes médicaux : une thérapie médicamenteuse). Le patient n'en sort pas guéri, mais il redevient apte à (sur)vivre en société.
C'est la perspective grise, morne et pathétique de cette vie qui attend le Dr Gordon à son retour sur Terre après la "destruction" de son "visiteur" sur le vaisseau




4. et c'est cette perspective que refuse finalement Chris Kelvin en explorant l'unique issue raisonnable qui s'offre au patient : celle d'une psychanalyse complète, à la fois douloureuse (longue scène de divagation sur le lit-divan de sa cabine) et rédemptrice (sa guérison a fait disparaître toute trace de souffrance, il se coupe, il n'en reste rien).




La démarche de Kelvin ne va pourtant pas de soi. Il refuse dans un premier temps d'admettre le sentiment de culpabilité qui le harcèle et, par un acte de lâcheté (il expédie la première Rheya dans l'espace, lui déniant toute existence), ne parvient finalement qu'à le réactiver.




Il devra alors aller explorer dans ses rêves-souvenirs toutes les facettes de sa relation avec Rheya pour trouver la clef d'une possible guérison (il descend en lui-même avec elle, dans l'ascenseur, et la main qui tenait auparavant une poignée de porte prend la sienne). "Depuis ta mémoire, tu contrôles tout" lui explique Rheya.
À l'issue du long processus qui fera précisément remonter ses souvenirs refoulés à la surface, Kelvin pourra affirmer qu'il ne croit pas "qu'on soit prédestinés à revivre notre passé".
La guérison est proche : "On peut choisir une autre voie" ajoute-t-il. " J'ai l'occasion de corriger mes erreurs".
Il pourra dès lors affronter et dépasser son trauma : " La seule chose que je vois, c'est toi" dit-il à son épouse suicidée.
Réponse du trauma au patient :" Pour toi et moi, il faudrait une sorte d'arrangement,  une sorte de convention tacite". Ce qui est très exactement ce à quoi une psychothérapie réussie se doit d'aboutir.

En même temps, si le film n'était que cela, il ne serait qu'une amusante et virtuose illustration du pouvoir de la psychanalyse sur nos esprits (et pour un psy, ce serait bien la moindre des choses à admettre). Mais en acceptant sa propre faiblesse, Kelvin ne va pas seulement dépasser son trauma et résorber son sentiment de culpabilité initial, il va aller beaucoup plus loin.

Gibarian a clairement exposé la nature de l'existence humaine  : "Notre enthousiasme est une façade, nous ne cherchons pas d'autres mondes, nous cherchons des miroirs".
La vie sur Terre exige de faire, continue Kelvin,  "l'effort de sourire, de se lever, d'exécuter les millions de gestes qui la composent", dressant le portrait d'une existence parfaitement automatique et creuse qui évite de reconnaître sa propre fragilité et son terme : la mort.

En accédant au monde de l'inconscient, Kelvin se déplace au-delà des limites généralement admises sur Terre par les mortels. Il n'est pas seulement devenu inadapté au réel, il le sublime. Et, refusant de suivre Gordon sur Terre, il prend la courageuse décision de ne plus se regarder dans le miroir mais de passer, comme le personnage de Lewis Carroll, de l'autre côté (le vaisseau traverse l'océan photoplasmique qui recouvre la surface de Solaris et Kelvin retrouve l'enfant-Dieu-lapin qui lui avait échappé).
Dans cet univers totalement apaisé auquel il accède ("tout ce que nous avons fait est pardonné" lui dira Rheya), les limites entre conscience et inconscience se brouillent, les frontières entre présent et passé disparaissent, la différence entre la vie et la mort se dissout d'elle-même (la troisième chose que Rheya tient en main est un poème de Dylan Thomas qui s'achève par ces mots : "And death shall have no dominion", "Et la mort n'aura pas d'empire").
"Suis-je vivant ou mort ?" demande logiquement Kelvin dans la scène finale.
"Nous n'avons plus besoin de penser comme ça" lui répond simplement Rheya.
Les uns ont besoin des autres, qu'ils soient mort ou vivants. Nul ne peut plus jurer de la réalité de sa propre existence. Gibarian demande d'ailleurs à Kelvin lequel des deux peut prétendre être le visiteur de l'autre, et il n'est pas exclu que Kelvin soit effectivement devenu le visiteur d'une Rheya décédée, puisqu'il découvre en se coupant qu'il est lui aussi capable de se régénérer, sorte de mise en abîme étourdissante.




Le film pose donc , in fine, l'inévitable question de l'existence de Dieu (un Dieu-enfant qui tend la main, comme de juste). Soderbergh choisit d'explorer ici une hypothèse fascinante.
Si l'être humain apparaît en effet comme infiniment négligeable au sein du Cosmos, il est, de par son existence, le vecteur d'une volonté supérieure qui ne peut malgré tout se réduire à Dieu (les convives s'interrogent sur son existence au cours d'un repas boudé par la future ex-épouse).
On pensait jusqu'à présent qu'il n'y avait que deux possibilités :
1. la vie est apparue d'elle-même par le hasard des lois universelles
2. Dieu est à l'origine de toutes choses.

Solaris propose une troisième voie synthétique :
3. Dieu donne la vie, à condition qu'elle se manifeste.

Autrement dit, tout seul Dieu ne peut rien. La volonté d'existence ne se trouve que dans l'Homme, qui détient tout à la fois les clefs de sa propre création et les clefs du mystère qu'il fait naître.

Solaris, lui, se pose sans aucun doute comme l'un des plus grands et des plus exigeants films de l'Histoire du cinéma.










mercredi 10 avril 2013

There will be blood (french)





L'Ange exterminateur


Quelque part, nul part, un homme au fond d'un trou profond.
Il est seul, dans le ventre de la terre. Il creuse la roche à l'aide d'une pioche. Puis il lève son visage vers le puits de lumière, loin au-dessus de lui. Anonyme et perdu. Pour le reste des vivants, il n'a aucune existence. Mais ceci ne va pas durer.
Bientôt, il pose un bâton de dynamite au fonds du puits et remonte se mettre à l'abri. Il peine à hisser le seau contenant ses outils en tirant sur la corde, ou plutôt le cordon du puits. Car l'heureux événement est proche. En redescendant, un barreau de l'échelle cède sous son poids. Il chute. Ecran noir. C'est fait, l'homme vient d'ouvrir les yeux. Il cherche sa respiration, douloureusement, comme le nouveau-né. Sa jambe est brisé. Bien sûr, il ne peut pas encore marcher. Mais l'explosion a dégagé un filon. C'est l'acte de naissance de Daniel Plainview, et c'est le nom qu'il signe en bas du registre qu'on lui présente chez le changeur. Il est encore incapable de parler. Aucun mot ne peut donc être prononcé (notons que ce procédé de "naissance symbolique" avait déjà été utilisé par François Truffaut dans "L'enfant sauvage" en 1970).



     


Dans cette Amérique-là, chacun naît avec un double. Ce double sera ce que l'individu en fera, bon ou mauvais selon les cas. C'est lui qui permettra l'adaptation au monde en lui livrant un visage convenable. Le double de Plainview a justement le visage d'un ange blondinet dont le père s'est fait tuer au fond du nouveau puits. Plainview l'adopte. L'enfant pousse ses premiers cris, comme de juste. Fin de la petite enfance.




Les premières paroles vont pouvoir être prononcées.
D'emblée, elles sonnent faux. Il s'agit du baratin que Plainview sert aux petits propriétaires pour leur extorquer des concessions de terre à bas prix. Avec Plainview, avec la découverte du pétrole que Plainview incarne et le capitalisme naissant auquel il donne un visage, l'univers vierge et beau du Nouveau-Monde va se découvrir corrompu, peuplé de menteurs, d'arrivistes avides. Il va se hérisser de derricks et faire l'expérience du mal. L'Homme simple et bon qui vivait sur cette terre (presque) vierge est sur le point de disparaître. C'est Abel, le père du jeune garçon qui met Plainview sur la piste d'une nouvelle concession prometteuse qui en deviendra le symbole.

Le film de P.T. Anderson va jouer dès lors avec les références bibliques et critiquer implacablement l'union contre nature entre les Hommes et le pétrole. La recherche frénétique et immoral du profit financier qu'il implique détournera, au final, l'individu du bonheur qui constituait sa ligne d'horizon et l'éloigner de la rigueur morale qui guidait ses ancêtres. L'extraction de l'or noir apparaît comme une calamité qui  pollue tout : les corps, les esprits, l'âme elle-même. Le pétrole introduit dans l'individu une dualité mais également son corollaire : la duplicité.
- duplicité de Plainview qui cache sa nature misanthrope sous les dehors d'un respectable entrepreneur familial,

- duplicité d'Eli (il ne lui manque qu'un "e" final pour s'incarner en véritable prophète) dont Paul, l'hypothétique frère jumeau, cache un manipulateur hypocrite,

- duplicité du demi-frère de Plainview qui a volé l'identité d'un autre et dissimule la sienne dans l'espoir d'en tirer profit,

- duplicité du fils adoptif de Plainview qui, suite à un accident de forage, perd l'audition et trouve son propre double dans l'interprète en langage des signes qui va désormais l'accompagner.

Avec Plainview ce sont les valeurs morales de l'Amérique des simples et des faibles qui sont perverties. Sa nature dominatrice, imprévisible et inquiétante, son goût immodéré pour le profit l'engage très vite sur la voie du mal. Tandis que le puits de pétrole s'enflamme comme une torche en enfer, il abandonne son fils blessé et prend furtivement le visage du diable.







Mais ses plans sont contrariés par un vieux propriétaire (Bandy, un Moïse omniscient) qui a fait de la probité et de l'honnêteté morale ses valeurs et qui refuse de vendre. Les terres en question constituent le dernier refuge du Bien ("Là où le sang de l'agneau a été sacrifié" précisera Plainview dans la scène finale). Ce sont elles qui conduisent à la Terre Promise (l'Océan qui permettra de faire transiter le pétrole par bateau). Qu'à cela ne tienne. Plainview n'hésitera pas à contrefaire une conversion religieuse pour y faire passer son pipe-line (il ouvrira la terre en deux comme Moïse la mer Rouge), puis a siphonner en secret les réserves de pétrole qu'elles contiennent. Le Bien n'a plus aucune chance. Face au pétrole, c'est une coquille vide. Il est fini.

La rivalité entre Eli et Plainvieiw prend alors tout son sens. Si le second incarne le mal en pleine découverte de ses moyens, le premier échoue à incarner le bien. Car la question de Dieu est posé dès le départ : Eli-Paul veut savoir de quelle confession est Plainview. Eli entend bien en effet se présenter comme l'enfant chéri de Dieu dans sa nouvelle paroisse de la "Troisième révélation". Plainview, qui n'est pas dupe de la supercherie, n'entend pas lui laisser cette marge de manoeuvre. Le seul Dieu auquel il accepte de rendre un culte est liquide, noir et gluant (encore un double).





















En posant les bases d'une nouvelle équation (Dieu n'existe plus), Plainview évite ainsi de se poser sur le même plan qu'Eli, il efface la concurrence et la jalousie (à coups de poings au besoin), mais ne l'abolit pas.

Car P.T. Anderson entend faire de Plainview l'incarnation crédible du premier meurtrier de l'Histoire. Le meurtre du faux frère le laissait deviner. La scène finale vient le confirmer.
Alors que Plainview a atteint son rêve domestique (faire fortune et posséder une maison de maître), toute les issues se sont refermées l'une après l'autre devant lui. Il n'y a plus ni chemin de fer pour mener aux concessions, ni pipe-line pour traverser l'océan, mais une pathétique piste de bowling au fond d'un couloir dont les portes sont closes.
Plainview, comme au départ, se retrouve totalement seul. Il découvre que le monde qu'il a bâti n'était qu'une illusion et que sa vie n'a aucun sens. L'arrivée d'Eli (qui l'appelle plusieurs fois "Mon frère") lui donne l'occasion d'en faire la preuve. 





Le forçant à renier l'existence du Très Haut ("Dieu est une illusion"), il le tue violemment, comme le Caïn biblique. Non parce que Plainview est jaloux, mais parce que la confession (du fils) d'Abel vient confirmer ce qu'il redoutait en son for intérieur :  "La vie, écrit Shakespeare, est une fable pleine de rage et de fureur, racontée par un idiot et qui ne signifie rien…"







Meveilleuse affiche de Olly Moss qui prouve que, si l'Amérique n'a pas vendu son âme au diable, elle a au moins changé de maître…

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samedi 16 mars 2013

La guerre des mondes (french)





Cet autre qui sommeille en nous


Etrangement, "La guerre des mondes" de Steven Spielberg laisse au spectateur un inconfortable sentiment de malaise, de noirceur assumée. Comme le "Prometheus" de Ridley Scott et, nous le verrons, pour des raisons assez semblables, il diffuse une sorte de désespérance, il sème le trouble, il semble receler dans ses plis une abomination indicible à peine atténuée, pour le premier, par l'intervention d'une "happy end" d'ailleurs sans véritable joie.

Notons pour commencer l'incroyable profusion dans le film des plans qui cadrent des reflets  : reflets dans les vitres, dans les vitrines et, bien sûr, dans les miroirs. Il s'agit des premiers indices laissés par le réalisateur pour décrypter "La guerre des mondes". Le reflet ne renvoie pas uniquement une image, il délimite un espace. Il trace une frontière entre deux mondes : celui des extra-terrestres et celui des humains. En renvoyant l'image de celui qui s'y regarde dans un espace circonscrit (le sien), le reflet possède une fonction rassurante. Dans les premières scènes de rue qui mettent en scène la sortie des tripodes, les exemples abondent : spectateurs réfugiés dans un magasin et séparés des aliens par une vitrine dans laquelle se reflète leur image inquiétante, première attaque vue à travers l'écran d'une caméra numérique, etc. Lorsque, plus tard, les personnages seront en proie au doute ou au découragement, leur reflet dans une vitre leur rappellera qu'ils vivent dans un espace clos et protégé, avec leurs semblables, et qu'ils sont par conséquent situés en dehors de la menace qui semble peser sur le monde. Cette fonction est d'ailleurs explicitée par Rachel, la fille de Ferrier, durant la première scène de voiture. Alors que la tension est à son comble, Rachel, sur les conseils de son frère, "s'enferme" dans l'espace délimité par ses deux bras pour retrouver son calme. Plus tard, dans la cave, elle se laissera couvrir les yeux et les oreilles pour éviter de voir et d'entendre. L'autre, en effet, est perçu comme une menace. Se soustraire à l'espace qu'il occupe, s'est se soustraire à la menace. Nous y reviendrons.


Dans ce domaine, les aliens ne se révèlent pas différents des humains. Comme l'explique Ogilvy-Tim Robbins dans la cave, ils viennent pratiquer une "extermination", c'est-à-dire un monde dans lequel l'autre (l'humain) aura totalement disparu. A ce titre, la scène du serpent-caméra dans la cave est très éclairante. Alors que les personnages s'évertuent à éviter d'être aperçus, un bruit met le serpent sur leur piste. C'est finalement en opposant un miroir à l'intrus que celui-ci, découvrant sa propre image, se rassure définitivement sur l'innocuité des lieux. Scène suivante : les aliens viennent prendre possession de cet espace qu'ils s'imaginent vide, c'est-à-dire libre de toute occupation étrangère (autrement dit humaine). C'est aussi parce qu'ils auront perdu la protection que leur confère leur "bouclier" que les tripodes deviendront, à la fin, vulnérables aux armes humaines.




Car, bien entendu, si le reflet renvoie une image en théorie rassurante, sa disparition va susciter une vive et compréhensible inquiétude. Le support du reflet (vitre, vitrine, miroir) est fragile. Il suffit qu'il casse pour que l'harmonie se brise avec lui. La première vitre est brisée par Ferrier lui-même. Il lance une balle de base-ball dans la vitre de sa remise. Sa tentative (maladroite) de créer du lien avec son fils aboutit au résultat inverse de celui espéré. Robbie vient de le qualifier de "connard". Ferrier apparaît au centre du trou créé par la balle. Il est isolé, impuissant, mis à l'écart du groupe. 
Les choses se passent (légèrement) mieux à l'arrivée dans la maison de l'ex-épouse. Malgré la tension, en raison du refus des enfants de manger, Ferrier jette la tartine au beurre de cacahuète contre la vitre, mais celle-ci ne rond pas, confirmant l'existence du lien qui les unit. La tartine dégouline (comme ses vaines tentatives) le long de la vitre, près du reflet du père. La foule des réfugiés va, en revanche, briser le pare-brise de la voiture et faire voler cette protection en éclat. Dans la cave, juste avant la scène paroxysmique du meurtre, c'est par une fenêtre brisée que passe le sang vaporisé par les aliens. Ogilvy en sera barbouillé et basculera dans la folie.



Traverser un support, une frontière, passer d'un monde à l'autre, transgresser un espace laisse une trace ou peut s'effectuer à travers un orifice de forme arrondie, de préférence. Exemples : la trouée circulaire dans le ciel ténébreux du début, le trou laissé par la foudre propulsant les capsules sous la terre, la balle de base-ball dans la vitre, le trou du pare-brise agrandi à mains nues par un réfugié, le tourbillon à la surface du fleuve annonçant la sortie d'un tripode, le tunnel creusé par Ogilvy pour rejoindre une hypothétique résistance, l'impact du bras d'un tripode dans un pare-brise, la "bouche" vulvaire du même tripode avalant ses victimes, le tunnel conduisant à la scène finale, l'orifice du vaisseau laissant apparaître un alien moribond, etc.
Le trou est une rupture. C'est le point de passage entre deux mondes. C'est à travers lui que le contact peut s'établir.




Or, la présence d'un autre (ou de plusieurs autres) dans le même espace vital est perçue comme une menace. Le premier réflexe des personnages consiste donc à fuir un espace donné brusquement occupé par un intrus pour un autre, encore libre. La nature funeste des aliens ne fait aucun doute (ils tuent, ils exterminent, ils utilisent les humains comme engrais). Il a déjà été noté ailleurs les rapprochements évidents entre la Shoah et les méthodes utilisées par les aliens (pluie de vêtements, rivière où flottent des cadavres, etc). Mais Spielberg va beaucoup plus loin et profite de l'occasion qui lui est donnée de parler du mal. Non de celui qui vient d'ailleurs, mais de celui qu'il explore en nous. Les aliens fonctionnent ainsi comme un simple prétexte permettant d'analyser les rapports que les humains entretiennent les uns avec les autres. La présence de cet autre passe ainsi, au mieux, d'une surprise à un désagrément, puis à une véritable menace. Elle ne laisse pas indifférent.

Ferrier est le pivot de cette mécanique. Semblable à un alien dans son tripode, il apparaît dès les premières images du film dans sa grue surplombant le port et la ville. Son parcours va progressivement le conduire, par étapes, jusque sous la terre pour y assumer le rôle atroce que l'on croyait réservé aux envahisseurs venus d'une autre planète (dont le parcours, on le sait, commence précisément sous terre).



Son patron lui reproche de ne pas faire d'heures supplémentaires. Son ex-épouse lui reproche d'arriver en retard, de ne pas porter le valise, de n'avoir pas pensé à remplir le frigo. Son fils l'insulte. Son mécanicien l'engueule et tente de le faire descendre de voiture. Sa fille lui reproche de lui faire peur, d'ignorer ses goûts, de ne pas savoir s'y prendre avec elle. Son fils lui reproche son égoïsme infantile. Les réfugiés l'assomment, lui volent son véhicule. Ogilvy lui reproche sa lâcheté et finit par menacer sa sûreté et sa vie. Ferrier apparaît ainsi comme un homme totalement perdu, incompris, pour qui les autres sont une énigme, une gêne, une source de douleur. L'autre pose continuellement problème ("L'enfer, c'est les autres", J.P. Sartre, Huit clos).



De victime potentielle, chargé de défauts, Ferrier-Tom Cruise va devenir au final le bourreau de sa propre espèce et boire le calice de sa nature humaine. La scène de la cave se révèle à ce titre bouleversante. Ferrier y amène sa fille Rachel après l'avoir soustraite aux mains de réfugiés qui voulaient l'arracher à l'arbre auprès duquel il lui avait demandé de l'attendre. Juste avant le meurtre, la cave est inondée, mais la surface miroitante de l'eau dormante ne renvoie cette fois aucun reflet. En se rendant auprès d'Ogilvy pour le tuer, Ferrier trouble cette surface, assurant non plus un passage brutal (une brisure) d'un monde à l'autre, mais un mélange entre ces deux mondes. Le mal, désormais, s'est répandu partout. Chose troublante, pour "préserver" Rachel et l'empêcher d'être témoin du meurtre, c'est à elle qu'il bande les yeux avec un bandeau noir. Bien entendu, on ne réserve ce sort qu'aux futures victimes d'une exécution, jamais aux témoins. Et c'est précisément de cela qu'il s'agit. Juste après le meurtre, Rachel vient se pelotonner dans les bras de son père, créant un nouvel espace supposé sûr contre les autres. Or Spielberg laisse entendre que cet autre est non seulement un meurtrier, mais un monstre en puissance.
Dans la scène qui suit, on retrouve le couple allongé sur le canapé. Le serpent-caméra (re)fait son apparition. Rachel ouvre les yeux et c'est en découvrant sa propre image dans l'oeil de la machine qu'elle se met à hurler.  L'arbre, le serpent, le couple. Sans reconnaître explicitement l'acte sexuel, Spielberg suggère qu'il est possible.


L'attitude ambiguë d'Ogilvy envers Rachel l'avait déjà laissé entendre. L'affection soudaine de Ferrier envers sa fille vient le confirmer. Rien n'est montré (si ce n'est une alarmante succession de trous)  mais tous les éléments sont là. Le thème, on s'en souvient, était déjà à la source du précédent opus avec Tom Cruise : Minority Report.

Ferrier s'empresse d'ailleurs de décapiter le serpent pour effacer le témoin gênant de son désir (ou de son acte) incestueux et immoral. Il le castre et se castre symboliquement, refusant d'assumer sa nature. Ce constat de schizophrénie évoqué par Ferrier lui-même sur le ton de la plaisanterie au début du film ("Mon frère et moi, à nous deux, on sait tout") s'avère finalement fondé. Le miroir, en dernier lieu, projette l'image d'un double méconnaissable et maléfique qui sommeille en chacun de nous : c'est le reflet spectral de Ferrier couvert des cendres des victimes lorsqu'il revient chez lui, c'est l'image monstrueuse de Rachel dans l'oeil du serpent.
Rachel s'enfuit. Le paradis apparaîtra juste après comme un enfer rouge colonisé par le mal.
Ayant compris la nature du monde, elle assiste, impuissante, à sa propre capture, victime innocente d'un châtiment supplémentaire. Elle n'aura plus un regard pour son père.

Pour Spielberg, l'autre, en tant qu'individu monstrueux, ne vient pas d'un autre monde. Il est en nous.
Et l'histoire du XXème siècle, qui n'est pas avare en exemples, ne lui donnera sûrement pas tort.