vendredi 20 décembre 2013

Le seigneur des anneaux (french)

      



                         Treize mois de quête : l'annus horribilis


L'oeuvre de Peter Jackson s'est hissée, par son inventivité visuelle, au rang des grandes réussites artistiques de la décennie 2000. Il est donc devenu délicat de se pencher sur elle. Et ce pour au moins quatre raisons :
1) toute analyse critique est susceptible de ruiner la "magie" que le film s'efforce précisément de construire et sur laquelle repose en partie son succès,
2) le film s'appuie sur une base romanesque solide qui véhicule d'abord les idées de J.R.R. Tolkien (l'auteur du livre original, sur lequel nous n'avons pas à parler),
3) P. Jackson transforme cette narration en mythe en y insufflant ses propres préoccupations,
4) P. Jackson n'est pas Spielberg, son bébé lui échappe et se construit parfois en dehors de tout contrôle conscient, donnant naissance à une créature étrange qui porte en elle les contradictions de plusieurs volontés distinctes (Tolkien/Jackson) sans jamais parvenir à les résoudre.

Nous ne nous attarderons pas sur le contexte médiéval-fantastique ni le prétexte narratif du film : un groupe de personnages dissemblables qui unissent leurs forces pour faire disparaître un anneau maléfique capable de conduire le monde à sa perte.



La lecture au premier degré d'une telle intrigue n'apporte, au mieux, que la confirmation d'un code moral chevaleresque brassant des vertus usées jusqu'à la corde (union, respect, fraternité, vaillance, espérance, courage, opiniâtreté et ténacité, mais aussi -nous verrons comme ce point est important- chasteté) ainsi que la prégnance de souvenirs traumatiques issus d'une histoire mondiale marquée par le sauvetage in-extremis des démocraties alliées face aux dictatures ( le livre "Le seigneur des anneaux" sort dix ans après la fin de la 2nde guerre mondiale).

Prenons pour point de départ une scène à priori sans importance qui permettra de mesurer les difficultés interprétatives qui s'annoncent : au début du film, le magicien Gandalf et le Hobbit Bilbon fument ensemble la pipe peu avant la cérémonie d'anniversaire.


Bilbon fait un rond de fumée très réussi, Gandalf, qui se pique de faire mieux, souffle un splendide navire de fumée voguant à travers la nuit.
Un premier niveau d'interprétation laisse entendre que :
   - le rond de fumée symbolise l'anneau que Bilbon conserve en secret dans sa poche,
   - le navire de fumée préfigure le véritable navire qui emportera Bilbon vers l'inconnu - la mort - dans la scène finale du "Retour du roi".

Un deuxième niveau d'interprétation nous rappelle que Gandalf et Bilbon partagent une histoire commune (celle que nous conte laborieusement la trilogie suivante de Jackson, "Le Hobbit") mais aussi une complicité qui se passe aisément de paroles : entre adultes, l'évocation du sexe n'est jamais loin. Bilbon, dont on fête le 111ème anniversaire, se vante d'être resté vert et bien portant, laissant entendre qu'il n'a rien perdu de ses capacités physiques, donc sexuelles, une capacité qui fait l'émerveillement de Gandalf. Celui-ci s'empresse donc de montrer à son challenger qu'il n'est pas en reste et possède des capacités sexuelles équivalentes, voire supérieures.

Il est, à ce titre, troublant de constater à quel point Le seigneur des anneaux dessine un univers submergé par les mâles (hommes, elfes, nains, créatures diverses), donc presque totalement dépourvu de femmes. Il est donc tentant d'explorer la piste d'un anneau pris dans son sens le plus courant, c'est-à-dire celui d'une union matrimoniale (mariage). Force est alors de constater qu'on ne sait rien des parents de Frodon, de l'épouse du Seigneur Elrond de Fondcombe, de celle du roi Théoden du Rohan ou de celle de l'intendant Denethor du Gondor. Ou que l'on ignore tout des épouses de Gimli, de Légolas, etc. En fait, cas unique et tout à fait extraordinaire, absolument aucun des personnages du film n'est en mesure de présenter sa conjointe. L'histoire prend bien soin d'effacer toute trace d'union avec une femme.

Si l'anneau symbolise le mariage, alors pour le couple Tolkien/Jackson le mariage représente indubitablement le mal.
Les occurrences de la forme géométrique circulaire le laissent clairement entendre : c'est la formation naturelle des orques autour des membres de la communauté dans les mines de la Moria (film 1), et encore lors du combat final devant la porte du Mordor (film 3), c'est la forme des ruines du Mont-Venteux sur lequel Frodon est blessé, c'est la fontaine elfique dans laquelle Frodon aperçoit avec horreur l'esclavage futur auquel le peuple des Hobbit sera soumis si l'anneau n'est pas détruit.

 

 


Impossible alors de ne pas constater que le Mal incarné, Sauron, est le seul à posséder et à pouvoir exposer des attributs à la fois mâle et femelle :
   - c'est le doigt qui porte l'anneau dans l'introduction générale,
   - c'est la tour de Barad-Dûr surmonté d'un oeil dont la forme évoque une incroyable vulve géante.
Dans cette optique (le mariage considéré comme le Mal), il devient naturel que Sauron possède les qualités des deux genres (ré)unis et qu'il s'en serve pour terroriser les créatures qu'il entend soumettre et lui résistent par leur célibat.


Cette interprétation, cependant, souffre de plusieurs défauts insurmontables :
   - comment interpréter le cercle formé par les membres des différentes communautés réunies pour décider du sort de l'anneau à Fondcombe, chez l'elfe Elrond ?
   - comment expliquer qu'après la victoire, Aragorn s'empresse de célébrer son union avec l'elfe Arwen ?
   - comment comprendre le mariage final de Sam Gamegie avec Rosie, la serveuse Hobbit ?

Revenons à la scène de la pipe.
Le navire de fumée soufflé par Gandalf ne se contente pas en effet  de voguer dans la nuit, il passe dans le cercle de Bilbon ou, si l'on préfère, il le traverse, suggérant cette fois un acte sexuel explicite. De là à conclure que les deux personnages ont, ou ont eu dans le passé, des relations physiques, il n'y a qu'un pas que l'on ne franchira pas, mais qui oblige à repenser l'ensemble du film.



Car dans l'univers chevaleresque créé par Tolkien et revisité par Jackson, les femmes n'apparaissent pas comme des compagnes potentielles. Les seules qui échappent à l'ostracisme général par l'importance que le récit leur accorde, sont au nombre de trois seulement  :
   - l'elfe Galadriel, une sorcière crainte pour ses pouvoirs,
   - l'elfe Arwen, une icône inaccessible, une noble dame du Moyen-Age  à laquelle Aragorn réserve un amour platonique et strictement courtois, dans le sens qu'il avait à cette époque,
   - la nièce du roi de Rohan Eowin, dont la nature féminine est contredite par sa volonté de participer au combat en se travestissant en homme.

Autrement dit, les personnages masculins du Seigneur des anneaux n'ont, pour soulager leurs pulsions naturelles, qu'une seule alternative : espérer, à la façon des chevaliers d'autrefois, conquérir le noble coeur d'une dame (sans même être assurés d'assouvir leurs désirs, ou alors dans un cadre légal très strict, afin de s'assurer une descendance, cas d'Aragorn et d'Arwen), ou succomber à l'évidente tentation d'une relation homosexuelle.
Tolkien/Jackson nous préviennent qu'il n'y a pas d'autre choix possible.



Il nous faut désormais nous pencher sur le cas du héros principal de l'histoire : Frodon Sacquet.
A bien des égards, Tolkien/Jackson suggèrent que les Hobbits sont, du fait de leur taille mais aussi de leur façon de vivre, de leur bonhomie naturelle et de leur  naïveté, des enfants. Les autres peuples, lorsqu'ils entendent les railler, ne les qualifient-ils pas des semi-hommes ?
Si Frodon apparaît comme un garçon mûr et raisonnable, si Sam se pose en indéfectible compagnon de route, Merry et Pipin sont réputés pour leurs tours pendables, dignes de chenapans. La quête initiatique qui va mener Frodon des coteaux verdoyants de la Comté aux reliefs décharnés du Mordor sera bien entendu l'occasion de faire passer tous ces enfants à l'âge adulte et, par conséquent, de déterminer leur préférence sexuelle.

Notons à cet égard l'importance dans cette quête du rôle joué par Gandalf.
Le magicien s'impose très vite comme un père de substitution bienveillant et crédible : c'est dans ses bras que Frodon se jette dans l'une des premières scènes du film, c'est lui qui offre ses conseils, lui qui oriente, qui persuade, qui guide la communauté. Il est le détenteur de l'Histoire de la Comté (accès aux archives), il est doté d'une canne (objet phallique) qui lui confère des pouvoirs magiques et, à l'occasion, il se fâche et sévit (il tire les oreilles de Pipin et Merry et les oblige à faire la vaisselle après un chapardage). Sa disparition dans les mines de la Moria prive donc les Hobbits de la lumière qui éclairait leur chemin et les plonge dans l'obscurité des forces du Mal (où le noir domine tout).


Au cours de ce long périple, l'intégrité physique de Frodon sera mise à mal à cinq reprises.
Il subit :
   - 3 blessures par pénétration (2 réussies : l'épée du roi-sorcier Angmar sur le Mont Venteux, le dard empoisonné de l'araignée Arachne, 1 avortée : la lance d'un troll dans les cavernes de la Moria, qui aurait pu, précise le nain Gimli, "traverser un sanglier"),
   - une tentative d'ingestion (la pieuvre géante à l'entrée de la Moria, dont la bouche ronde est cerclée de dents),
   - une amputation (l'index porteur de l'anneau, sectionné par les dents de Gollum sur la Montagne du Destin).

De ces épreuves, la première et la dernière seront déterminantes.
Toute pénétration (et elles sont nombreuses dans le film : celle de la communauté dans les mines de la Moria, celle du squelette dans le puits, celle de l'armée d'Uruk-hai dans les fortifications du gouffre de Helm) ouvre la voie à la manifestation des forces du mal et doit être logiquement interprétée comme un acte sexuel. Lorsqu'elle est subit, il est légitime de l'assimiler à un viol symbolique.
Le viol subit par Frodon influera sur sa libido et ses futurs préférences sexuelles (les caresses ambiguës qu'il prodigue à Sam au cours de ses épreuves ne laissent planer aucun doute sur ce point). Car si Frodon fait continuellement l'objet de convoitise, ce n'est pas seulement parce qu'il porte l'anneau, mais parce que cet anneau représente un attribut bien différent de l'Homme.

 

Dans cette perspective, le doigt de Sauron dans le prologue de la trilogie doit être réinterprété.
Sauron ne porte pas un attribut mâle (le doigt) et un attribut femelle (l'anneau) mais bel et bien deux attributs du même sexe. Et c'est précisément la raison pour laquelle, toute considération homophobe mise à part, il incarne le mal. Et c'est pourquoi, châtré par l'épée d'Isildur, il perd tous ses pouvoirs.

Frodon lui-même est rapidement confronté à l'alternative évoquée précédemment et doit se rendre à l'évidence : il n'est pas porteur de l'anneau, mais doté d'un anus (à l'étymologie très proche), objet de convoitise pour les uns, et de défiance pour lui-même.

Cette hypothèse une fois posée, le film atteint sa véritable dimension.
Le Mal multiplie les objets phalliques (tour de Sauron, tour de Saroumane, tour des Orques de Cirith Ungol, bras visqueux de la pieuvre, interminable cou des Nâzgul) et menace les peuples de la Terre du Milieu (encore un axe qui converge vers le centre) par une stratégie d'encerclement en forme d'anneau, donc d'anus (voir l'ensemble des formations maléfiques circulaires déjà notées).

Dans ce contexte, Peter Jackson transforme le simple périple initiatique de Frodon en une geste inouïe, un magnifique chemin de renoncement exigeant une exceptionnelle force de caractère. Car Frodon a compris depuis sa blessure la nature du mal qui le ronge. Semblable à un moine-renonçant du Moyen-Age, il décide de sublimer son homosexualité en se mettant, au prix d'épreuves répétées, au service d'une cause chevaleresque supérieure : une chasteté qui doit servir d'exemple au monde (rappelons-nous que l'union avec une femme n'est pas perçue comme issue possible).


Ne nous trompons pas, d'ailleurs, sur la nature des intentions de Sauron. La domination qu'il entend imposer au monde ne se fera pas par la force, en dépit des innombrables combats dont les trois films sont émaillés. Cette domination s'imposera d'elle-même si l'anneau n'est pas détruit. Comment ?
Les créatures immondes sorties des sous-sols infernaux d'Orthanc (la demeure du magicien Saroumane) en donne une idée parfaitement lumineuse. C'est au pied de la tour (le phallus), dans les parties souterraines de celle-ci (les bourses) que Saroumane fait accoucher des générations spontanées de monstres du même sexe. Ce qui menace le monde n'est donc pas l'anneau en soi, mais la perspective d'un monde dans lequel les relations entre créatures du même sexe conduiraient à une inévitable extinction naturelle de toutes les autres espèces.


Détruire l'anneau/anus, c'est donc échapper au destin (funeste) d'un monde où l'homosexualité ne serait pas la norme, ni même un devoir, mais une servitude entière et absolue.

Malgré sa volonté farouche et la noblesse de ses sentiments, Frodon ne pourra finalement échapper à la tentation qui le harcèle. Signalons que l'anneau procure, lorsqu'on l'insère, un étrange pouvoir d'invisibilité. Autrement dit, lorsqu'il est accompli, l'acte homosexuel plonge immédiatement son auteur dans la clandestinité (les autres ne peuvent plus/ne doivent plus le voir). C'est un tabou. Il se double, comme de juste à cette époque, d'un fort sentiment de culpabilité (l'oeil vulvaire de Sauron).
Parvenu au terme de son périple, Frodon succombe, enfile l'anneau et décide de le garder. Face à cette menace aux conséquences désastreuses pour le monde, Tolkien choisit la seule solution radicale qui s'impose : la castration.



L'anneau ne lui est pas en effet simplement retiré par Gollum, mais arraché à coup de dents avec l'index qui le porte, rappelant le sort de Saint Origène, un des Pères de l'église catholique, dont la rigidité de principe et de moeurs l'avait poussé à se castrer pour se soustraire à toute tentation.


L'avenir de (saint)-Frodon devenu eunuque est écrit à l'avance : il deviendra moine-copiste pour conter ses aventures.

A la castration de Frodon répond celle du Nâzgul dans le combat final devant Minas Tirith. L'ambiguïté, ici, est à son comble. Pour détruire le Roi-Sorcier, une lame (phallus) est introduite dans l'ovale noir (anus) de son visage, par une femme, Eowin, elle-même travestie en homme.

Les peuples (hommes) réunis ensemble font face, nous dit Tolkien, au mal nécessaire de leur attirance réciproque qui conduit à une impasse (c'est le cercle des différentes communautés réunies  à Fondcombe, chez l'elfe Elrond). Dépasser ce mal exige droiture et renoncement. Y renoncer, c'est exposer son esprit aux affres d'une lutte schizophrène et sans issue qui verra alterner les phases de refoulement et d'exaltation libidineuse : c'est le cas de Gollum.

Mais dès lors que l'anneau/anus est détruit et le monde débarrassé du dilemme dans lequel il était plongé, l'homosexualité ou le renoncement, l'amour (courtois pour Aragorn, charnel pour les Hobbits ayant atteint l'âge adulte) reprend naturellement ses droits.
Sam Gamegie qui, bien que porteur ponctuel de l'anneau, n'a jamais eu la tentation de l'enfiler, peut légitimement prétendre à la main de Rosie et dévoiler les perspectives du monde nouveau qui se construit : une abondante maternité (c'est l'ultime et splendide scène choisie par Jackson pour conclure sa trilogie, à l'image du ventre rond contenant l'humanité en germe dans La guerre du feu de Jean-Jacques Annaud -tiens, tiens- les enfants de Sam et Rosie sortent du ventre rond de la petite maison dans la Comté).



Le Seigneur des Anneaux se réclame donc d'une forte exigence morale, incarnée par Frodon, et dont l'écho sort tout droit d'un passé rigoriste qu'on croyait révolu. Il n'en a pas moins trouvé, de manière assez inexplicable, une oreille attentive chez nos contemporains.



4 commentaires:

  1. ca faisait longtemps que je n'avais pas autant ri

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  2. une interprétation à œillère mais néanmoins amusante

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  3. j'ai bien peur que l’étymologie des mots anneau et anus ne soit pas si proche en anglais...ring/anus. Cet argument ne tient pas. Le reste pourquoi pas, cela reste une interprétation très (trop) personnelle de l'ouvrage.

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  4. Mais vous avez absolument raison. Je n'en fais d'ailleurs pas un argument. Tolkien n'a sûrement pas les mêmes problèmes existentiels que Peter Jackson et cette analyse ne concerne que le film, pas le livre.

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