mercredi 24 avril 2013

Solaris (french)



De l'autre côté du miroir


Le film de Soderbergh est d'une beauté crépusculaire et pose plusieurs questions complexes et magnifiques.

Dans le monde qui est le notre (la Terre), la pluie tombe sans discontinuer et renvoie chaque individu à son incommensurable solitude. Le film ne triche pas avec son sujet. Il pose dès les premières images l'individu (le Docteur Kelvin assis sur son lit) au centre de toutes les préoccupations et s'interroge sur ce que Kundera nommera "L'insoutenable légèreté de l'être".





Que Kelvin-Clooney soit un psy ne doit rien au hasard : le film s'articule en effet sur l'idée d'une psychanalyse contrainte générée par la planète Solaris. S'il en était besoin, la poignée de porte tenue par Rheya lors de leur première rencontre dans le train nous mettrait sur la voie : seule la serrure en est visible, et la valeur symbolique de la clef attendue est moins sexuelle (pour elle) qu'intellectuelle (pour lui). Car ce sont des efforts de Kelvin pour chercher en lui-même la solution à la longue crise existentielle qu'il traverse que dépendra la possibilité qu'apparaisse, ou non, une solution libératrice.

Le rêve, ici, servira de vecteur à l'ensemble du processus.
Son interprétation n'est-elle pas, selon Freud, la "voie royale de la connaissance de l'inconscient" ? (Cinq leçons de psychanalyse).

Il ne fait plus aucun doute en effet que le rêve constitue le moyen le plus naturel mis à la disposition de chacun pour résoudre ses conflits intérieurs. Il est donc logique que la planète s'en serve pour générer ses propres "visiteurs", tout à la fois copies conformes d'êtres existant ou ayant existé et matérialisation parfaite d'un trauma personnel qui hante et perturbe chaque scientifique de la station orbitale (et par extension, chaque individu).
La nature de ces "visiteurs" inattendus, dont l'existence est très exactement limitée aux souvenirs de celui qui les génère, ne fait donc aucun doute : il s'agit bel et bien de la manifestation inconsciente d'un des problèmes psychiques qui, depuis plus d'un siècle, font le bonheur des disciples de Freud (Le Dr Gordon ne s'y trompe pas :  Rheya (le visiteur) "est un miroir de votre esprit et vous fournissez la formule" dit-elle à Kelvin. "You are sick !").

En dépit des efforts qu'il accepte de faire pour vivre (apparemment) normalement au milieu de ses semblables, le docteur Chris Kelvin est en effet malade, et il souffre (il se coupe le doigt dès les premières scènes, symptôme d'un mal beaucoup plus profond qu'il parviendra à résorber dans la scène-miroir finale).




L'objectif poursuivi par la planète Solaris en faisant se matérialiser ces "visiteurs" au sein du vaisseau est évacué en quelques phrases au cours du "rêve" de Gibarian : "Pourquoi Solaris devrait-elle vouloir quelque chose ?" dit-il. " Il n'y a pas de réponses. Il n'y a que des choix". Ces choix, ce sont ceux que devront faire les patients mis en présence de leur "noeud" traumatique personnel.
Quatre possibilités s'offrent à eux et toutes sont explorées par le film :

1. le patient refuse catégoriquement d'admettre son mal, il est dans le déni de sa souffrance et des possibilités d'y remédier. Son trauma s'avère évidemment le plus fort. Le patient en meurt. C'est Snow.




2. le patient admet son mal, il reconnaît l'existence d'un trauma mais ne peut en supporter ni le poids ni la souffrance qu'il implique. Il choisit la fuite dans la mort volontaire. C'est Gibarian.




3. le patient reconnaît pleinement son mal. Il est capable de dresser une froide analyse de ses conséquences ("dépression, insomnie, troubles obsessionnels compulsifs, asthénie, agoraphobie, refoulement"). Mais il décide de lui faire face, de le combattre pied à pied, non pour le dépasser, mais pour le vaincre avec des armes conventionnelles (en termes médicaux : une thérapie médicamenteuse). Le patient n'en sort pas guéri, mais il redevient apte à (sur)vivre en société.
C'est la perspective grise, morne et pathétique de cette vie qui attend le Dr Gordon à son retour sur Terre après la "destruction" de son "visiteur" sur le vaisseau




4. et c'est cette perspective que refuse finalement Chris Kelvin en explorant l'unique issue raisonnable qui s'offre au patient : celle d'une psychanalyse complète, à la fois douloureuse (longue scène de divagation sur le lit-divan de sa cabine) et rédemptrice (sa guérison a fait disparaître toute trace de souffrance, il se coupe, il n'en reste rien).




La démarche de Kelvin ne va pourtant pas de soi. Il refuse dans un premier temps d'admettre le sentiment de culpabilité qui le harcèle et, par un acte de lâcheté (il expédie la première Rheya dans l'espace, lui déniant toute existence), ne parvient finalement qu'à le réactiver.




Il devra alors aller explorer dans ses rêves-souvenirs toutes les facettes de sa relation avec Rheya pour trouver la clef d'une possible guérison (il descend en lui-même avec elle, dans l'ascenseur, et la main qui tenait auparavant une poignée de porte prend la sienne). "Depuis ta mémoire, tu contrôles tout" lui explique Rheya.
À l'issue du long processus qui fera précisément remonter ses souvenirs refoulés à la surface, Kelvin pourra affirmer qu'il ne croit pas "qu'on soit prédestinés à revivre notre passé".
La guérison est proche : "On peut choisir une autre voie" ajoute-t-il. " J'ai l'occasion de corriger mes erreurs".
Il pourra dès lors affronter et dépasser son trauma : " La seule chose que je vois, c'est toi" dit-il à son épouse suicidée.
Réponse du trauma au patient :" Pour toi et moi, il faudrait une sorte d'arrangement,  une sorte de convention tacite". Ce qui est très exactement ce à quoi une psychothérapie réussie se doit d'aboutir.

En même temps, si le film n'était que cela, il ne serait qu'une amusante et virtuose illustration du pouvoir de la psychanalyse sur nos esprits (et pour un psy, ce serait bien la moindre des choses à admettre). Mais en acceptant sa propre faiblesse, Kelvin ne va pas seulement dépasser son trauma et résorber son sentiment de culpabilité initial, il va aller beaucoup plus loin.

Gibarian a clairement exposé la nature de l'existence humaine  : "Notre enthousiasme est une façade, nous ne cherchons pas d'autres mondes, nous cherchons des miroirs".
La vie sur Terre exige de faire, continue Kelvin,  "l'effort de sourire, de se lever, d'exécuter les millions de gestes qui la composent", dressant le portrait d'une existence parfaitement automatique et creuse qui évite de reconnaître sa propre fragilité et son terme : la mort.

En accédant au monde de l'inconscient, Kelvin se déplace au-delà des limites généralement admises sur Terre par les mortels. Il n'est pas seulement devenu inadapté au réel, il le sublime. Et, refusant de suivre Gordon sur Terre, il prend la courageuse décision de ne plus se regarder dans le miroir mais de passer, comme le personnage de Lewis Carroll, de l'autre côté (le vaisseau traverse l'océan photoplasmique qui recouvre la surface de Solaris et Kelvin retrouve l'enfant-Dieu-lapin qui lui avait échappé).
Dans cet univers totalement apaisé auquel il accède ("tout ce que nous avons fait est pardonné" lui dira Rheya), les limites entre conscience et inconscience se brouillent, les frontières entre présent et passé disparaissent, la différence entre la vie et la mort se dissout d'elle-même (la troisième chose que Rheya tient en main est un poème de Dylan Thomas qui s'achève par ces mots : "And death shall have no dominion", "Et la mort n'aura pas d'empire").
"Suis-je vivant ou mort ?" demande logiquement Kelvin dans la scène finale.
"Nous n'avons plus besoin de penser comme ça" lui répond simplement Rheya.
Les uns ont besoin des autres, qu'ils soient mort ou vivants. Nul ne peut plus jurer de la réalité de sa propre existence. Gibarian demande d'ailleurs à Kelvin lequel des deux peut prétendre être le visiteur de l'autre, et il n'est pas exclu que Kelvin soit effectivement devenu le visiteur d'une Rheya décédée, puisqu'il découvre en se coupant qu'il est lui aussi capable de se régénérer, sorte de mise en abîme étourdissante.




Le film pose donc , in fine, l'inévitable question de l'existence de Dieu (un Dieu-enfant qui tend la main, comme de juste). Soderbergh choisit d'explorer ici une hypothèse fascinante.
Si l'être humain apparaît en effet comme infiniment négligeable au sein du Cosmos, il est, de par son existence, le vecteur d'une volonté supérieure qui ne peut malgré tout se réduire à Dieu (les convives s'interrogent sur son existence au cours d'un repas boudé par la future ex-épouse).
On pensait jusqu'à présent qu'il n'y avait que deux possibilités :
1. la vie est apparue d'elle-même par le hasard des lois universelles
2. Dieu est à l'origine de toutes choses.

Solaris propose une troisième voie synthétique :
3. Dieu donne la vie, à condition qu'elle se manifeste.

Autrement dit, tout seul Dieu ne peut rien. La volonté d'existence ne se trouve que dans l'Homme, qui détient tout à la fois les clefs de sa propre création et les clefs du mystère qu'il fait naître.

Solaris, lui, se pose sans aucun doute comme l'un des plus grands et des plus exigeants films de l'Histoire du cinéma.










mercredi 10 avril 2013

There will be blood (french)





L'Ange exterminateur


Quelque part, nul part, un homme au fond d'un trou profond.
Il est seul, dans le ventre de la terre. Il creuse la roche à l'aide d'une pioche. Puis il lève son visage vers le puits de lumière, loin au-dessus de lui. Anonyme et perdu. Pour le reste des vivants, il n'a aucune existence. Mais ceci ne va pas durer.
Bientôt, il pose un bâton de dynamite au fonds du puits et remonte se mettre à l'abri. Il peine à hisser le seau contenant ses outils en tirant sur la corde, ou plutôt le cordon du puits. Car l'heureux événement est proche. En redescendant, un barreau de l'échelle cède sous son poids. Il chute. Ecran noir. C'est fait, l'homme vient d'ouvrir les yeux. Il cherche sa respiration, douloureusement, comme le nouveau-né. Sa jambe est brisé. Bien sûr, il ne peut pas encore marcher. Mais l'explosion a dégagé un filon. C'est l'acte de naissance de Daniel Plainview, et c'est le nom qu'il signe en bas du registre qu'on lui présente chez le changeur. Il est encore incapable de parler. Aucun mot ne peut donc être prononcé (notons que ce procédé de "naissance symbolique" avait déjà été utilisé par François Truffaut dans "L'enfant sauvage" en 1970).



     


Dans cette Amérique-là, chacun naît avec un double. Ce double sera ce que l'individu en fera, bon ou mauvais selon les cas. C'est lui qui permettra l'adaptation au monde en lui livrant un visage convenable. Le double de Plainview a justement le visage d'un ange blondinet dont le père s'est fait tuer au fond du nouveau puits. Plainview l'adopte. L'enfant pousse ses premiers cris, comme de juste. Fin de la petite enfance.




Les premières paroles vont pouvoir être prononcées.
D'emblée, elles sonnent faux. Il s'agit du baratin que Plainview sert aux petits propriétaires pour leur extorquer des concessions de terre à bas prix. Avec Plainview, avec la découverte du pétrole que Plainview incarne et le capitalisme naissant auquel il donne un visage, l'univers vierge et beau du Nouveau-Monde va se découvrir corrompu, peuplé de menteurs, d'arrivistes avides. Il va se hérisser de derricks et faire l'expérience du mal. L'Homme simple et bon qui vivait sur cette terre (presque) vierge est sur le point de disparaître. C'est Abel, le père du jeune garçon qui met Plainview sur la piste d'une nouvelle concession prometteuse qui en deviendra le symbole.

Le film de P.T. Anderson va jouer dès lors avec les références bibliques et critiquer implacablement l'union contre nature entre les Hommes et le pétrole. La recherche frénétique et immoral du profit financier qu'il implique détournera, au final, l'individu du bonheur qui constituait sa ligne d'horizon et l'éloigner de la rigueur morale qui guidait ses ancêtres. L'extraction de l'or noir apparaît comme une calamité qui  pollue tout : les corps, les esprits, l'âme elle-même. Le pétrole introduit dans l'individu une dualité mais également son corollaire : la duplicité.
- duplicité de Plainview qui cache sa nature misanthrope sous les dehors d'un respectable entrepreneur familial,

- duplicité d'Eli (il ne lui manque qu'un "e" final pour s'incarner en véritable prophète) dont Paul, l'hypothétique frère jumeau, cache un manipulateur hypocrite,

- duplicité du demi-frère de Plainview qui a volé l'identité d'un autre et dissimule la sienne dans l'espoir d'en tirer profit,

- duplicité du fils adoptif de Plainview qui, suite à un accident de forage, perd l'audition et trouve son propre double dans l'interprète en langage des signes qui va désormais l'accompagner.

Avec Plainview ce sont les valeurs morales de l'Amérique des simples et des faibles qui sont perverties. Sa nature dominatrice, imprévisible et inquiétante, son goût immodéré pour le profit l'engage très vite sur la voie du mal. Tandis que le puits de pétrole s'enflamme comme une torche en enfer, il abandonne son fils blessé et prend furtivement le visage du diable.







Mais ses plans sont contrariés par un vieux propriétaire (Bandy, un Moïse omniscient) qui a fait de la probité et de l'honnêteté morale ses valeurs et qui refuse de vendre. Les terres en question constituent le dernier refuge du Bien ("Là où le sang de l'agneau a été sacrifié" précisera Plainview dans la scène finale). Ce sont elles qui conduisent à la Terre Promise (l'Océan qui permettra de faire transiter le pétrole par bateau). Qu'à cela ne tienne. Plainview n'hésitera pas à contrefaire une conversion religieuse pour y faire passer son pipe-line (il ouvrira la terre en deux comme Moïse la mer Rouge), puis a siphonner en secret les réserves de pétrole qu'elles contiennent. Le Bien n'a plus aucune chance. Face au pétrole, c'est une coquille vide. Il est fini.

La rivalité entre Eli et Plainvieiw prend alors tout son sens. Si le second incarne le mal en pleine découverte de ses moyens, le premier échoue à incarner le bien. Car la question de Dieu est posé dès le départ : Eli-Paul veut savoir de quelle confession est Plainview. Eli entend bien en effet se présenter comme l'enfant chéri de Dieu dans sa nouvelle paroisse de la "Troisième révélation". Plainview, qui n'est pas dupe de la supercherie, n'entend pas lui laisser cette marge de manoeuvre. Le seul Dieu auquel il accepte de rendre un culte est liquide, noir et gluant (encore un double).





















En posant les bases d'une nouvelle équation (Dieu n'existe plus), Plainview évite ainsi de se poser sur le même plan qu'Eli, il efface la concurrence et la jalousie (à coups de poings au besoin), mais ne l'abolit pas.

Car P.T. Anderson entend faire de Plainview l'incarnation crédible du premier meurtrier de l'Histoire. Le meurtre du faux frère le laissait deviner. La scène finale vient le confirmer.
Alors que Plainview a atteint son rêve domestique (faire fortune et posséder une maison de maître), toute les issues se sont refermées l'une après l'autre devant lui. Il n'y a plus ni chemin de fer pour mener aux concessions, ni pipe-line pour traverser l'océan, mais une pathétique piste de bowling au fond d'un couloir dont les portes sont closes.
Plainview, comme au départ, se retrouve totalement seul. Il découvre que le monde qu'il a bâti n'était qu'une illusion et que sa vie n'a aucun sens. L'arrivée d'Eli (qui l'appelle plusieurs fois "Mon frère") lui donne l'occasion d'en faire la preuve. 





Le forçant à renier l'existence du Très Haut ("Dieu est une illusion"), il le tue violemment, comme le Caïn biblique. Non parce que Plainview est jaloux, mais parce que la confession (du fils) d'Abel vient confirmer ce qu'il redoutait en son for intérieur :  "La vie, écrit Shakespeare, est une fable pleine de rage et de fureur, racontée par un idiot et qui ne signifie rien…"







Meveilleuse affiche de Olly Moss qui prouve que, si l'Amérique n'a pas vendu son âme au diable, elle a au moins changé de maître…

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http://www.moss.fm/